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21/06/2016

Christian Prigent, Les Amours Chino : recension

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                                                    Une aventure de lecture

 

   La lecture des Amours Chino est difficile et c’est bien une aventure de l’entreprendre, dans la mesure où l’on abandonne très vite l’idée de retrouver la logique à l’œuvre dans la quasi totalité des romans publiés. Ce qui apparaît rapidement, c’est « le mélange d’une élocution littéraire sophistiquée à des effets d’idiotie bouffonne »(1). Je m’attacherai à décrire cette « ruse rhétorique » (idem) par laquelle le texte échappe à la figuration, à l’ornement, au sens donné.

   Le livre se présente, dans un avertissement en ouverture, comme continuant Les Enfances Chino

(2014) : défini comme une « dévalée d’adolescence à sénescence », il comprend des éléments biographiques, « Exclamation rétro-éberluée pas loin de la ligne d’arrivée : « Ah, nos amours ! » » (p. 9). C’est un roman en vers, ce qui aujourd’hui apparaît sans doute paradoxal à beaucoup de lecteurs. Les exemples en français non pas de romans en vers — on cite (toujours) Chêne et Chien de Queneau —, mais d’ensembles de vers avec pour matériau principal la biographie, ne sont pas rares ; au hasard : Une Vie ordinaire (Georges Perros), Marcher au charbon et la suite (William Cliff), Autobiographie au père absent (Jean-Luc Sarré).

   Roman ? Les Amours Chino en conserve les caractères connus, avec des personnages (Chino, des femmes, divers comparses), une histoire (celle de Chino), des chapitres — 18, de longueur inégale — dont certains titres laissent prévoir une histoire (‘’Chino au bocage’’, ‘’Chino surpris par l’amour’’), d’autres un épisode de la vie en société (‘’Chino Mao’’) ou une réflexion sur un écrivain (‘’Chino lit Diderot’’). L’ensemble compte 285 poèmes toujours composés de 3 quatrains ; les vers ont majoritairement 11 ou 9 syllabes, souvent mêlés, quelques-uns de 7 syllabes, mais on lira aussi des vers de 10 ou 12 syllabes. Ils sont presque toujours rimés ou assonancés (dunes/légumes ; bombe/ombre), la rime étant parfois pour l’œil (botox/porno x ; skype/prototype) ou absente (passé/en/plage/image (58) ; thé/ras/pieds/graviers (90), etc.). Indications sommaires, plus intéressants sont divers éléments qui perturbent la lecture au point de la miner.

   Commençons par le plus visible : on lit des enjambements tels que le mot en fin de vers se trouve coupé (impéti/Go ; l’a/Rtiste ; etc.), jusqu’à rendre la restitution orale difficile (il le v/Eut). La lecture fait apparaître la fonction quelquefois burlesque de ces coupures — je retiens un exemple : « Ah qu’alibi Madame soit la libi /Do que nulle image en pierre ido/Lâtrée » (112) ; on relèvera des dizaines de jeux analogues avec les sons, comme « on/Ne voit pas c’est con mais qu’on sait là » (231), leur compréhension n’étant pas toujours immédiate : « conden/S & fendu » (64). Le mot tronqué peut former avec son complément un calembour : « ébulli/Sillons » (85), « un petit mot char/Mant songe » (282) ; etc. ; il a aussi une fonction sémantique forte, comme le montre l’usage du mot ‘’con’’.

   Dans un poème du chapitre ‘’Chino Mao’’, où se succèdent des parodies de la pseudo formation reçue par les militants, la coupe du mot à la rime met en relief ce qu’était l’endoctrinement dans les groupes maoïstes français des années 1970 : « Camarade tu notais au logis mon / Progrès en idée mon top niveau de con/Science » (143). Mais ‘’con’’ est beaucoup plus souvent au sens de ‘’sexe féminin’’, partie d’un mot à la rime et en relation avec ‘’cul’’ : « cu/Lottes – con/Ciliante » (319). On relèvera plusieurs fois à la rime ‘’con’’ (= ‘’idiot’’ ou ‘’sexe’’), ‘’cul’’, et une série de mots relatifs au corps (féminin ou masculin) et à l’activité amoureuse : seins, toison, moniche, fente, sexe, déduit, queue, fesse, nue, couilles, bite, foutre, foutré, baiser, putain, (je) jouis, libido, cœur, amoureux, amour, je t’aime.

   Il s’agit bien de trouver une forme en exploitant les possibilités des discours classiques. Ainsi, l’allitération et l’assonance, vantées par les manuels, peuvent être accumulées au point que les vers deviennent difficiles à lire : « …ou pas (plutôt pas) plus un pas plu/Tôt vita évitée nova zéro bo/Bo d’alibi de libido no/Sanglots d’émoi en gloire ni glu//etc. », 338. C’est pourquoi aussi des rimes en usage chez les Grands Rhétoriqueurs de la fin du xve siècle sont reprises, comme les rimes annexées qui veulent la reprise de la rime au début du vers suivant : « amères/Mères, acier/Scié, gravier/&, mer/Merdeuses, sur/Surfaces ; etc. (314). Sont également introduits de nombreux anagrammes (comme « rosies d’osiers », 53, « en outre troue », 114 ; etc.), un acrostiche (27), un oxymore (« astre énorme noir aveuglant », 91), des onomatopées (plic ploc, miam, zzz, crac, plouf, bzzz, etc.), des calligrammes (V pour le sexe féminin), des formes anciennes (onc, emmi, jà, sade (pour ‘’sexe féminin’’), etc.), un vocabulaire familier (grolle, deuze) ou régional (drache, s’achienner), des néologismes (inardeur), des élisions (audsus, d’poule), le remplacement d’un mot par un chiffre (« Lame 1 » se lisant ‘’la main’’).

  

   Ce qui est également remarquable, quand on abandonne l’attention à la métrique, c’est l’abondance des références ou des allusions aux œuvres. Rien de nouveau chez Christian Prigent, certes, cependant dans ces courts poèmes l’intrusion de noms, de citations (avec ou, le plus souvent, sans nom d’auteur) et de fragments plus ou moins reconnaissables, accentue le caractère polyphonique de l’ensemble ; à la pluralité des jeux dans la langue se mêle la pluralité des voix venues d’autres livres, d’autres langues, d’autres moments de l’Histoire. Cela commence par le titre même, Les Amours Chino (comme Les Enfances Chino), qui calque la syntaxe du Moyen Âge — voir Les Enfances Ogier, Les Enfances Vivien, etc. —, syntaxe conservée dans Hôtel-Dieu. Le Moyen Âge est également présent avec l’allusion à l’épisode du « sein de Guinier » et de « Caradoc au Gros-Bras » (35), pour le moins sibylline quand on ignore un petit roman qui continue le Perceval de Chrétien de Troyes. Résumons : un serpent s’est enroulé autour du bras de Caradoc, Guinier présente son sein au serpent qui le mord, le frère de la jeune fille lui coupe le bout du sein en voulant tuer le serpent, bout qui sera remplacé par la bosse d’or d’un bouclier… Cette histoire apparaît à propos du séjour de Rousseau à Venise et de sa relation à La Zulietta : « Je m’aperçus qu’elle avait un téton borgne » (Confessions), soit chez Prigent « un pneu raplapla côté ro/Ploplo » (34).

   Il n’y a aucune homogénéité temporelle dans la mosaïque des voix introduites, de Virgile à Baudelaire, de Heine à Beckett, de Rubens à Giacometti, de Hölderlin à Proust, de Corrège à Jarry, du texte (de Clemens Brentano) d’un lied de Brahms à une citation de Joyce…, et cette homogénéité est explicitement refusée par le fait que les langues se mêlent : le français, l’allemand, l’anglais, l’italien, le grec, le latin, le japonais. Rimbaud donne un titre, « 1958, « en cette jeune Oise » » (53) et une parodie : « Si j’ai du goût c’est pas pour la terre/(dinn ! dinn ! dinn !) ni pour les pierres » (37), où l’on reconnaît ‘’Alchimie du verbe’’ ; « Et l’unique cordeau des trompettes marines » d’Apollinaire est adapté en « fin des lunatiques corps/D’eau des trempettes marines » (183). Chino lit Diderot(2) et écrit en reprenant des fragments de lettres à Sophie Volland, et emprunte ailleurs aux lettres de Sade ; dans (1987, imitation), in memoriam G[eorges] B[ataille], la variation à partir des mots ‘’tombe’’ (= tombe et tomber) et ‘’robe’’ provient d’une phrase de Bataille(3) : « Je pense comme une fille enlève sa robe. » Ne pas oublier que Prigent se cite, reprenant Étude de nu, et qu’à côté d’une allusion à Jaufré Rudel ou à la Dame du Lac, il donne le titre d’une chanson (« Cry baby cry ») des Beattles et le nom de groupes punk (Clara Vénus, Siouxsie).

 

   Ces relevés pourraient laisser penser que Les Amours Chino est un étrange magma de voix discordantes, ce qui oblige à lire deux ou trois fois bien des poèmes. On peut répondre que « la dimension de l’illisibilité est intrinsèque à ce type de rapport particulier à la langue et au réel qu’on appelle littérature »(1). Ce roman est une forme « plutilingue, selon le mot de Bakhtine, pour que quelque chose du réel, impossible à restituer, soit perçu, quelque chose que Christian Prigent nomme, comme Beckett, l’« innommable » ». On peut répondre aussi que cette langue sans cesse en mouvement dans laquelle sont écrits les poèmes est, toujours, jubilatoire.

   Pour conclure, si l’on isole des fragments de ces Amours Chino, s’esquisse quelque chose de la manière dont Christian Prigent vit le réel, même si « maudit/Soit ce dégoulinement de soi » (175). Je retiens un regard souvent désabusé sur lui-même et la société contemporaine — « la vie ça pue » (281), « la nature pue » (289), et le sentiment de la mort, de la décomposition toujours proche : « rien à dire qui dure » (289), « tout est vou/É aux ruines jeunes béton » (323). Je retiens aussi les très nombreuses occurrences de ‘’bleu’’ (et dérivés), dans Les Amours Chino couleur ambiguë, positive et négative, « Car le blues du cul cinglé est bleu (couleur/De la douceur buée-de-ciel de la douleur) » (231).

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  1. Dans Silo, sur le site des éditions P. O. L , où Christian Prigent reprend des essais et des entretiens publiés dans des revues et des volumes collectifs.
  2. Prigent a publié Suite Diderot (Ficelle, 2011)
  3. Georges Bataille, L’expérience intérieure, Gallimard, 1954, p. 216.

 

Christian Prigent, Les Amours Chino, Roman en vers, P.O.L, 2016, 350 p., 15 €. Cette note de lecture a paru sur Sitaudis le 5 juin 2016.

 

  

  

 

 

 

 

 

 

 

 

16/06/2016

Christian Prigent, Les Amours Chino

                                        Christian Prigent.jpg

             Chino lit Diderot

 

                       (Adieu)

 

Adieu ma tendre amie adieu bonsoir eh

Bien adieu adieu adieu mon amie &

Adieu ah ! adieu âmes célestes eh bien

Adieu les jolies promenades adieu vingt

 

Fois ma bonne amie ! courage ! & adieu oui

Adieu non à demain adieu je l’ai dit

Mille fois adieu ai-je assez bavardé ?

Adieu, que désiré-je ? à moi ! adieu, eh !

 

Adieu à moi à mon secours adieu oui

Adieu pour la troisième fois hélas si

Je l’ai dit adieu mais qui m’échauffa c’est

Vous oui : réponse sur le champ s’il vous plaît

 

Christian Prigent, Les Amours Chino, P.O.L,

2016, p. 213.

02/05/2016

Christian Prigent, Les Amours Chino

                     christian_prigent_cvanda_benes.jpg

Après Les enfances Chino (2013), roman en prose,

une suite en vers, Les Amours Chino, est

disponible aujourd’hui en librairie.

 

                         VI Chino à sa Dame

 

I

(1994, autoportrait patheux)

 

Madame je ne vis qu’en étonnement

Furieux en ahuri primal ou congé

Nital mon œil furibond natif il s’en

Fonce et me recule assez loin enragé

 

Des mondes abondants posés sur le gla

Cis de flotte asphyxié gigotant pour ne pas

Couler — à ma périphérie tétanos

D’espacetemps dans la cuirasse os

 

Tensible des significations (acta :

Professeur en explicitation d’émoi

Abstracteur de ma quintessence extra

[Con]testeur de mes données comprenez-moi)

 

Christian Prigent, Les Amours Chino, P.O.L, 2016,p. 107.

23/04/2016

Christian Prigent, La Vie moderne


                                                                           christian prigent,la vie moderne,une petite panne,sexe

 

                        (une petite panne)

 

Joue la moderne un peu question sexe et va

Pas t’écouter cuvette auto-déplora

Triste ô pâle ahuri touriste à pas sa

Voir à quel sein vouer tes desiderata.

 

C’est fête la fesse et la chair non oui oh

Oui je dis j’obtempère et si mon petit

Doigt va dans des trous gais goûter le coulis

Des perplexités ça va ça va mollo

 

La libido (zéro alibi : au trot !),

Mais le vache accroc c’est madame qu’on pâme

À ne pas savoir où l’immiscer son âme

Parmi l’incarnate promiscuité, no ?

 

Christian Prigent, La Vie moderne, un journal,

P.O.L, 2012, p. 57.

16/01/2016

Reinhardt Priessnitz, 44 Poèmes :recension

 

                           44-poemes-poesie-complete-de-reinhard-priessnitz.jpg

 

Une leçon de lecture

   En France, parler de poésie en langue allemande, quand il s’agit de la poésie écrite après 1945, c’est d’abord parler de Celan, parfois d’Ingeborg Bachman que l’on associe à Celan, moins de Hans Magnus Enzenberger, rarement de Rose Ausländer, de Hilde Domin, d’Erich Fried, de Johannes Bobrowski ou de Paul Hucher, pour ne citer que quelques noms. Aucun n’est dans un courant auquel appartient Priessnitz, c’est peut-être pourquoi il est quasiment inconnu en France, sinon de quelques germanistes ; la publication de son œuvre est bienvenue, représentant une des traces importantes de ce qu’ont été les recherches dans la poésie allemande d’après-guerre. Cette édition fait suite à celles en 2012 de Retour à l’envoyeur d’Ernst Jandl (1925-2000) et en 2013 de Poèmespoèmes d’Oskar Pastior)(1). Par leurs recherches formelles, la traduction de ces trois poètes pose des problèmes redoutables ; Alain Jadot (avec le renfort de Christian Prigent pour Jandl) a su quand c’était nécessaire transposer, notamment, les jeux phoniques des uns et des autres, jeux que l’édition bilingue permet d’apprécier.

   Il faut lire et relire la préface de Prigent (et aller lire aussi celle écrite pour Poèmespoèmes de Pastior) qui situe précisément « l’ambiance de dissidence sociale et d’inventivité formelle » dans laquelle a vécu Priessnitz (1945-1985). Comme d’autres, il a écrit contre ce qu’a été « le massacre de toute langue vivante et de toute pensée libre » pendant le nazisme, contre la société de consommation, contre la disparition de la singularité de la langue, contre le lyrisme toujours convenable inscrit dans la tradition — choix qui, dans un contexte différent, ne sont pas étrangers à l’aventure, à peu de choses près parallèle, du groupe autour de TXT (revue née en 1969 avec Prigent, Steinmetz, Verheggen). Prigent ne se contente pas de décrire précisément ce que fut l’expérimentation du poète autrichien, il insiste sur son travail pour « former des formes capables de répondre de façon adéquate à la violence de l’expérience qui pousse à écrire. »

   Personne n’écrit sur une table rase. Priessnitz cite parodiquement Richard iii de Shakespeare (« Mon royaume pour un cheval »), avec « qu’un cheval soit mon empire », à partir de quoi viennent des mots relatifs au cheval croisés avec des mots liés à l’oiseau (« que ton coup d’aile, soit celui de mon sabot »). Dans un autre poème où NO (= non) est présent en majuscules dans un grand nombre de mots, c’est le monologue de Nora dans l’Ulysse de Joyce qui est évoqué. Plus généralement, des formes de la tradition sont reprises : un poème en quatrains, un autre en strophes régulières de sept vers, ou en strophes de trois vers chacune suivie d’un refrain qui se donne pour tel : « & retour toujours ». On lira aussi un poème écrit avec deux rimes et reprises de quelques mots, un poème rimé — trois strophes de huit vers — titré ‘’stances’’, qui conteste la vertu de sa régularité en rappelant « la venteuse vérité contenue dans tout écrit ». À une ballade en strophes de deux vers succède une « ballode » de même forme mais qui accumule lettres et sons, « mrtnmrtn mrtn fta fta ».

   On l’aura compris, une forme connue n’est présente que pour être interrogée ; il en est de même de toute thématique classique. Le motif du ciel sombre en accord avec le moi est un lieu commun du lyrisme, il est ici brisé par la présence d’un mot suscrit (traduit par « une frange flottant tant au vent ») et une manière de bégaiement, mehrere, ‘’plusieurs’’, devenant mehrererere. Mais les atteintes aux formes admises de la poésie sont régulièrement plus violentes ; une partie d’entre elles appartiennent aujourd’hui à l’histoire de la poésie — ce qui n’empêche pas qu’elles soient toujours mal reçues — et il faut se souvenir que Priessnitz a écrit les 44 poèmes entre 1964 et 1978. Relevons la multiplication des parenthèses dans un poème, l’esperluète (&) à la fin d’un vers reprise au début du suivant, les coupes à la rime impossibles : « zwei / g » [‘’ram / eau’’], la répétition d’une lettre : « eeeee       (e) » ou d’un mot : « und und und undund und und » [et et et etet et et], l’emploi de mots valises : « vorrüberrollen » [provisoiroulement], le collage de plusieurs mots : « oder wasweißeinfremder was oder » [ou questcequilensaitlui ou quoi] ; etc.

   On comprend qu’il s’agit d’introduire le désordre dans le bien dire et Priessnitz introduit souvent dans son écriture des pratiques étrangères, habituellement, à la poésie. Les lettres d’un poème sont à demi effacées, comme s’ils avaient été dactylographiés avec une machine au ruban fatigué ; dans un poème présenté manuscrit la notation musicale de la noire remplace le ‘’o’’ ; un poème est raturé, un autre rayé d’un trait. Retenons encore l’usage régulier de l’allitération et le dérèglement de la syntaxe, et même souvent l’abandon du texte : des mots sont écrits en croix entretenant deux à deux une relation phonique : « napf — nabe, kopf — knospe ». Mais l’atteinte la plus lisible à l’ordre réside, me semble-t-il, dans la multiplication des anagrammes, évidemment intraduisibles (Le traducteur propose à chaque fois une adaptation) ; un poème en contient toute une série, annoncée par le titre, « schlafe, falsche, flasche » et ces anagrammes ont toujours un sens ; ainsi celes de l’un des derniers poèmes : « — lage ? — nebel ! — leben ? — egal ! », littéralement « — situation ? — brouillard ! — vivre ? — peu importe ! »(2).

   Qu’on ne s’y trompe pas, s’il y a violence faite à la langue, c’est bien comme l’analyse Prigent que « les poèmes de Priessnitz miment les façons dont le monde nous affecte ». Quand les allitérations s’accumulent dans des vers (restituées dans la traduction), vient une question : « tous les sirops, sèves, sucs, / sauces suaves et harissa : est-ce ça le sens ? » ; et répondre, c’est dire qu’il faut écrire « le fracassé, l’enfilé, la fêlure », l’éparpillement de ce qui est devant nous. Ainsi un poème reprend le vocabulaire de la ballade qui le précédait (ciel, neige, flocons, coq, etc.), mais ‘’verre’’ est transformé :

je fonce tel un coq écorché vers un rêve

où s’époumone une poule : c’est mon ode d’antan ;

mais son brio me semble là si minable,

que le ciel s’abat sur moi en éclats de vers.

 

Reinhard Priessnitz, 44 poèmes, Poésie complète, édition bilingue, traduction d’Alain Jadot, préface de Christian Prigent, NOUS, 2015, 160 p., 18 €. Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 23 décembre 2015.

 

  1. Les trois auteurs sont publiés par les éditions NOUS, Jandl et Priessnitz dans la collection grmx dirigée par Yoann Thommerel —‘’gmrx’’, sigle de la revue Grumeaux qu’il a fondée.
  2. Alain Jadot préfère garder l’anagramme avec une adaptation : « - l’âge ? — né bel ! — le ben ? — égal ! ».

25/12/2015

Christian Prigent, Joyeux Noël quand même

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JOYEUX NOËL QUAND MÊME
 
Certes comm' d'hab en deux mil quinze
Re v'là papa Noël qui rince
Mais sans débouler sur son renne
Nous gaver le sabot d'étrennes
Vu que (primo) zéro flocon
Pour le traîneau (deuzio) que l'ont
Bloqué («Ausweis !») nos militaires
Avec les migrants aux frontières
Au motif que quoique pas noire
Sa barbe est grave ostentatoire
Et pas de crèche (non laïque !)
Aux gourbis de la République
Quant aux beaux pacsons sous rubans
On les a fait péter (pan ! pan !)
Des fois qu'on leur aurait caché
Dedans des bombes (pas glacées)

 

Christian Prigent, inédit

18/12/2015

Reinhard Priessnitz (1945-1985), 44 poèmes, poésie complète

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ballade sous la neige

 

si ma psyché me parle sans tain

la neige enverra balader

le ciel en éclats

l’artère de la nuit

se met en voix

ivre dans les joncs

ma psyché droite

se met en voix

coq et cocotte

s’il neige la parole

se fera-t-elle hiver

faucheur et faux

le cœur un flocon

le filet de sa vois sera-t-il

corde vocale gelée

sa glace une fleur

éclats de verre

pouls de la nuit

couverons-nous

coq blanc et blanche cocotte

tandis qu’il neige et neige

irons-nous balader

ma psyché pose

des questions qui glacent

dans un rêve qui tombe

 

schneelied

 

spricht mein spiegel sich blind

wind wandern der schneefall

die sherbe des himmels

die ader der nacht

spielt seine stimme

taumelnd im schilf

mein richtender spiegel

spielt seine stimme

henne und hahn

wird wenn es schneit

das sprechen ein winter

schnitter und sense

das herz eine flocke

wird seine stimme

ein frostiges band

sein eis eine blume

gläserne scherbe

pulsender nacht

werden wir brüten

weisser hahn weisser henne

unter schneefall und schneefall

werden wir wandern

mein sprechender spiegel

klirrende fragen

im fallenden traum

 

Reinhard Priessnitz, 44 poèmes,

poésie complète, traduction Alain Jadot,

préface Christian Prigent, NOUS, 2015,

p. 77 et 76.

 

 

07/09/2015

Christian Prigent, Un vivant - hommage à Denis Roche

UN VIVANT

 

 

Denis Roche est mort. Choc, tristesse.

 

Ce fut l'un de mes amis les plus chers.

 

Mon vieux camarade Hervé Hamon, qui fut pendant vingt-cinq ans son collègue au Editions du Seuil, m'écrivait hier  de lui : «Dandy, intraitable, délicat.»

 

Oui.

 

Dans les années 1968/1969, la lecture d'Eros énergumène et du Mécrit fut pour moi bouleversante. Et absolument déterminante pour ce que tenta la revue TXT et, au vrai, pour l'effort d'invention formelle et de réflexion théorique de toute une génération : elle détermina la plupart des raisons qu'il y avait d'écrire alors, d'écrire encore, de la «poésie» — tout en repensant de fond en comble la question du «langage poétique».

 

Des différends littéraires (politiques, aussi) nous éloignèrent au début des années 1990. Nous nous sommes écrit, parfois. Mais ne nous sommes plus revus. Je m'en mords les doigts. Rien de grave ne le justifiait. Même pas le fait que Denis, après avoir, comme écrivain, renoncé (ses raisons étaient nobles), n'ait plus regardé que de loin ceux qui ne renonçaient pas ; et, en tant qu'éditeur, qu'il ait moins ouvert ses portes au difficile «nouveau» qu'on ne le dit parfois.

 

Je vois aujourd'hui la presse parler de lui surtout comme d'une sorte d'éminence grise du monde littéraire. Et comme un directeur de collection dont la gloire serait d'avoir publié Pascal Brückner, Alain Finkielkraut ou Catherine Millet.

 

Quelle blague.

 

Ou bien cette presse rabâche distraitement le slogan héroïque («la poésie est inadmissible, d'ailleurs elle n'existe pas») que jamais elle ne comprit et dont de toutes façons elle n'a rien à battre (ça se saurait, sinon : elle parlerait d'autre chose que des proses banales sur lesquelles chaque semaine elle tartine).

 

Ou alors on salue Roche le photographe. La photo, en effet, c'est plus sexy et moins fatigant que les chichis de l'opaque poésie qu'on dit, pour la renvoyer à ses labos, «expérimentale».

 

Bon.

 

Mais ouvrons. Au hasard (c'est tombé sur Récits complets, Seuil 1963, p. 31). Et lisons : «Moi je vous dis que les arbres où vous / Me vautrez si bien marquis ont ceci de / commun avec les dindons qu'il n'est pas / De colère qui ne puisse entrer dans leur cime.» Quelle fraîcheur ! quelle élégance ! quel coup de torchon dans la compassée «nature» poétique ! quel sens de l'enchaînement enrobé et brisé en même temps ! que de joie moqueuse ! comme c'est emporté (phrasé ! vitesse !) ! arrogant ! insolemment lyrique (eh oui !) ! bref : comme c'est vivant !

 

Vivant : c'est le mot.

 

Denis Roche est vivant parce que sa langue est vivante.

 

«Je n'ai rien à dire, disait-il, que ma violente action d'écrire»

 

Nous qui le lisons, à chaque fois cette action nous r'ouvre à du vivant.

 

 

 

Christian Prigent

Saint-Brieuc, le 4 Septembre 2015

11/07/2015

Christian Prigent, Berlin sera peut-être un jour

                                Christian-Pringent.png

                               Douceur de Berlin

 

Pourquoi, si on n’y est contraint par le gagne-pain, vit-on dans les grandes villes violentes ? Sinon pour y connaître sensuellement l’épaisseur physique, imagée, architecturale, politique, sexuelle des contradictions de la vie vivante (de la vie justement volubile, malade, conflictuelle, désirante, angoissée : de la vie jouissive).

On ne vit pas dans les grandes villes pour s’y identifier à la manie activiste des tintamarres, des fureurs, des spectacles éclatants. On y cherche l’inquiétante étrangeté qui passe entre le raffinement civilisé (vie culturelle branchée, tourbillon des distractions, pointes alertes du débat politique), le circulation sauvage des haines, des ambitions, des conflits sociaux et l’indifférence méditative aux rumeurs du temps, la taciturnité créative protégée des bavardages mondains. On y veut la solitude énormément peuplée, la brutalité des hordes embétonnées. On veut aussi, visible, disponible, sa sublimation symbolique (musiques, films, livres). Et on y veut en plus une manière d’aménité conviviale, un charme, une saveur tendre. On s’y pose donc pour y tremper son âme et son corps à la contradiction inarraisonnable entre dépense trépidante et calcul des rétentions économiques  — c’est-à-dire qu’on vient y souffrir et y jouir de cette tension impossible dont on se bande la vie.

 

Christian Prigent, Berlin sera peut-être un jour, éditions la ville brûle, 2015, p. 58-59.

 

 

08/04/2015

Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent, Craductions : recension

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Christian Prigent, Vanda Benes, Typhaine Garnier

 

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Bruno Fern

 

 

 

 

Il y a une longue tradition de jeu avec les homophonies dans la langue et il n’est pas besoin de chercher longtemps des exemples dans les pratiques quotidiennes, de l’enseigne Diminu’tif  à l’aide-mémoire Mais où est donc Ornicar ?, de la publicité Un monde se crée, un monde secret aux locutions comme Vieux comme mes robes ou Fier comme un p’tit banc. Et les lecteurs du Canard enchaîné font leur provision de calembours chaque semaine. Les auteurs citent Hugo et, abondamment, Jarry, en renvoyant aussi à Brisset, Khlebnikov, Biély, Desnos, Leiris — ajoutons Alphonse Allais. Le jeu avec une autre langue, soit proposer un énoncé compréhensible en français à partir, ici, du latin, est plus rare. Mais on pense tout de suite à Louis Wolfson(1) et à son impossibilitéde lire et d’entendre l’anglais qui, pour survivre, adaptait quasi immédiatement texte et sons par homophonie, dans plusieurs langues — tout en gardant un sens acceptable.

 

   La veine de ces Pages rosses est dans la lignée de Jean-Pierre Verheggen ; hommage liminaire lui est rendu, ainsi qu’à l’inventeur, Pierre Le Pillouër, du mot valise craduction, crade (crado, cradingue) + traduction ; crade, comme on sait, est formé à partir de crasseux, comme cracra. Où est la saleté ? « Une craduction est une traduction. Mais sachant qu’un sens ne se perçoit qu’entendu via des sons, elle transpose d’abord, plutôt que les significations, les sonorités qui les engendrent. » (p. 9) Jeu de lettrés, certes, puisque la mise en relation de la locution latine et de sa traduction jouée ne peut être comique qu’à la condition de pouvoir traduire réellement le latin. Sage précaution, mais aussi invitation à poursuivre le jeu : à la manière des éditions anciennes du Petit Larousse, les auteurs ont repris dans des "pages roses" (d’où le titre), par ordre alphabétique, la totalité des locutions et expressions utilisées, en donnant leur origine, quand besoin était, et leur traduction.

 

   Le caractère systématique du jeu conduit à distribuer les craductions dans des rubriques, et c’est le cadre de la vie quotidienne qui organise le classement(2) : "La vie de famille", "La vie amoureuse", "Hygiène et santé", etc. On joue, certainement, mais les titres indiquent que les auteurs ne font pas que trouver des homophonies. Outre que ce genre d’activité est excellent pour bien comprendre les ressources des langues — et il serait bon que la pratique de l’homophonie soit systématique dans l’enseignement —, l’accumulation des craductions dans un domaine aboutit à esquisser un tableau critique des mœurs contemporaines. Les auteurs, outre qu’ils expliquent avant la partie "pages roses", le fonctionnement de la craduction, esquissent son caractère salubre : on s’y reportera.

 

   Pour le fonctionnement, quelques exemples montreront les vertus de l’exercice pour améliorer la pratique de la langue. On reproduit le plus fidèlement possible  les sons : Pater familias s’entend donc "Pas taire femme il y a", qui devient en bon français : « Hélas sa femme ne veut pas se taire ». Le mot latin peut correspondre, par sa prononciation, à un mot français et l’on peut, avec des adaptations mineures, avoir une équivalence : Persona non grata se transforme aisément en « Plus personne à gratter ». La correspondance entre la prononciation du mot source et celle d’un mot français aboutit à des modifications plus subtiles : dans  Vis comica (traduit par « pouvoir de faire rire », dans les pages roses), vis = vice = péché, donc pour la craduction : « péché, c’est marrant ». Autre exemple d’interprétation, le mot latin est décomposé en ses syllabes : Confer (« se reporter à ») équivaut alors en français à : con + fer, ce qui devient « Piercing pubien ». On comprend que la plasticité des sons autorise des interprétations différentes du même énoncé ; soit le célèbre Tu quoque mi fili, il donne lieu à deux craductions : « T’es cocu, filou ! » et « Tout coquet le fiston ! ». On peut aussi lire d’autres langues dans l’énoncé source en latin ; ainsi dans Volens nolent, pourquoi ne pas lire un "no" anglais ? donc, on aboutit à « Au volant sois pas lent ». Un dernier exemple où l’homophonie emporte la langue : Audi alteram parte (« Qu’on entende l’autre partie ») est bien un énoncé pris dans l’actualité : « J’ai abîmé la portière de ma voiture allemande ».

 

   Mais toute règle, comme on apprend dès l’école primaire, a ses exceptions, et il en fallait aussi dans ces Pages rosses ; etc. se traduit sans peine par « Qui en a trop fait le garde pour soi ». Pages rosses : un vrai régal, à lire pour changer la morosité des veillées, et à poursuivre.

 

 

Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent, Pages rosses, craductions, Les impressions nouvelles, 98 p., 9 €.

Cette recension a paru sur Sitaudis le 26 mars 2015.

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 1.  Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, Connaissance de l’inconscient / Gallimard, 1970.

2.  Voir pour des classements analogues, Christian Prigent, La Vie moderne, P.O.L, 2012.

 

26/03/2015

Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent, Pages rosses (craductions)

                                                Craductions.jpg

   Une craduction est une traduction. Mais sachant qu’un sens ne se perçoit qu’entendu via des sons, elle transpose d’abord, plutôt que les significations, les sonorités qui les engendrent.

 

[à partir de locutions latines]

 

La vie de famille

 

Fama volati   Madame conduit

Tu quoque mi fili !   Tout coquet, le fiston !

Desinit in piscem   Daisy sniffe dans la piscine

 

La vie amoureuse

 

In medio stat virtus   L’homme vertueux se tâte en public

Noli me tangere   Ne pas limer : danger !

Ita diis placuit   Elle l’a plaqué dix fois

 

La vie religieuse

 

Gratis pro deo   Croire, ça coûte pas cher

Coram populo   Coran pour les nuls

Domini dies   Dieu fait un petit somme

 

La vie professionnelle

 

Sine qua non   Canon à scier

Agere sequitur   Aiguise ton sécateur

Tu es ille vir   T’es viré, illico !

 

Problème immobiliers

 

Quo no ascendet !   C’est pas là, l’ascenseur !

Latine loquimur   Les latrines sont fermées

Tu rides ego fleo   Tout ridé, l’égout fuit

 

Etc.

 

Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent,

Pages rosses, craductions, Les impressions nouvelles, 2015,

96 p., 9 €.

17/02/2015

Christian Prigent, Entretien sur Arno Schmidt

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                                                                 Arno Schmidt

 

                                            Arno Schmidt

 

 

X

– À vos yeux, la littérature française offre-t-elle des œuvres qui font au français ce qu'Arno Schmidt fit à l'allemand ?

 

Ch. P.  

­— Il me semble que dans la littérature française du siècle dernier, les écrivains qui ont « fait » quelque chose à la langue œuvraient plutôt dans le genre poésie et les « grandes irrégularités de langage » initiées par la « révolution poétique » des années 70 du siècle précédent (Lautréamont, Mallarmé, Rimbaud, Jarry...). Même si, souvent, ce fut pour mettre en cause (voire pour récuser) l’idéologie poétique elle-même (Artaud, Bataille, Ponge, Denis Roche...). Ou pour détourner l’outillage poétique (rythmique, ritournelle, écholalie, polyphonie..) et le faire travailler dans la prose narrative (Beckett, Guyotat) ou le drame (Novarina). Côté roman, au sens à peu près strict du label, je ne vois vraiment rien qui ait eu la rigueur refondatrice qui anime le réalisme analytique de la prose schmidtienne (trouver, comme il le dit lui-même, « une structure de prose plus conforme aux modes de l’expérience humaine », faire de l’écriture un acte de « description et d’éclaircissement du monde par le mot »).

Bien sûr Proust (mais la langue de Proust, en gros, est classique). Bien sûr Céline (mais le « métro émotif » relève d’un lyrisme qui n’a rien à voir avec le raide grincement sablonneux de la prose de Schmidt). Dans les années Schmidt (vers 1952/1960, donc), la prose française moderne, c’est le « nouveau roman ». Rien, à mon sens, qui y soit au niveau de l’exigence méthodique et de l’inventivité stylistique qu’on apprécie chez Arno Schmidt.

 

X :

– Robbe-Grillet ?

 

Ch. P.  

– Je l'ai à peine lu, et fort tard (trop tard pour que cette lecture ait compté). Autour de moi, dans les années 1970/1980, cette œuvre ne jouait aucun rôle. J'en avais pris connaissance surtout à cause de sa polémique contre Francis Ponge (qui était pour moi un modèle théorique et pratique), dans Pour un nouveau roman. Plus tard (1989), j'ai passé quelques très charmantes heures avec Robbe-Grillet, à Berlin. C'était gai, fort peu « littéraire ». J'aimais sa causticité provocante et sa façon de distiller distraitement des vacheries. Ça ne m'a pas fait aimer beaucoup plus ses livres (surtout ceux qu'il publiait à l'époque).

J'ai davantage lu Claude Simon. Et dit dans Ceux qui merdRent (1993) ce que j'avais à en dire.

 

X  

– Voyez-vous quand même quelques auteurs qu'on pourrait, sans brader l'épithète, qualifier de « schmidtiens » ?

 

Ch. P.

– Vraiment, je doute que Schmidt ait été beaucoup lu par les écrivains français. Et je ne crois pas qu’il ait eu une influence. Sur les textes de ceux qui écrivent aujourd’hui un peu différemment de ce qu’attend la commande médiatique et marchande, on voit assez bien les marques (souvent délavées) de Beckett et de Duras ; le souvenir aussi de Gertrude Stein, de Thomas Bernhard. Mais Arno Schmidt... Non, vraiment. Peut-être faudrait-il aller voir du côté de ce prosateur extraordinaire qu'est Onuma Nemon (qui a lu Schmidt). Le seul, à ma connaissance, qui serait effectivement « schmidtien » (mais je ne sais pas s'il a lu Arno Schmidt), c’est le très remarquable Hubert Lucot – dont la prose narrative poursuit effectivement un effort semblable d’élucidation de l’expérience (le souvenir) et d’invention de formes (lexicales, syntaxiques, typographiques...) adéquates à cet effort. Mais Lucot est plus... français: plus stylistiquement maniériste, plus psychologique, plus obsédé par le nombril autobiographique, et (aujourd’hui, en tous cas) plus politiquement déclaratif.1Ou: «formes de prose exactement adaptées aux différents mécanismes de la conscience et modes d’expérience » (in Calculs, 1, 1955)

.

 

X  

– Qu'est-ce, selon vous, qu'une influence littéraire, et comment définiriez-vous celle qu'Arno Schmidt a pu exercer sur vous ?

 

Ch. P.

 – Une influence littéraire s’exerce dans le temps de formation d’un mode d’expression propre. Une œuvre propose soudain, de l’expérience (du « réel »), des modes de symbolisation qui viennent, comme dit Rimbaud, « affiner » votre « optique », outiller votre vision et formaliser l’expérience d’une façon qui paraît. Alors on s’applique à comprendre ses procédures, à apprendre ses façons et à user de ses outils. Mais bientôt, voici que ces formes de représentation-là deviennent à leur tour impertinentes, inadéquates – et qu’elles sont perçues comme un nouvel écran entre le monde et vous. Il faut donc leur donner congé, pour traverser autre chose. Ce pourquoi l’amour des Maîtres est toujours un amour ambivalent : il faut tuer les Maîtres, aussi – pour trouver sa voix. J’ai connu cela avec Rimbaud et les poètes surréalistes (dans les années 1960), puis avec Ponge (années 1970), puis avec Denis Roche (idem). Rien ni personne depuis. Arno Schmidt est entré bien trop tard dans ma bibliothèque pour avoir eu sur moi la moindre « influence ». Je ne l’ai lu pour la première fois que vers 1992, alerté par Pascale Casanova, schmidtienne enthousiaste, qui trouvait quelque rapport entre les écrits de Schmidt et ce que je venais de publier côté fiction (Commencement, 1989) et côté théorie (Ceux qui merdRent, 1991). C’était trop tard pour intégrer cette marque nouvelle : les questions qui me travaillaient, les formes dont j’avais besoin pour traiter ces questions, c’était déjà en place. Mais ce que je lisais dans Calculs, par exemple, me semblait effectivement très proche des préoccupations stylistiques qui étaient les miennes dans mes livres de prose.

 

X  

– Quelle est votre pratique de ses textes ? (sauts et gambades ? linéaire ? plusieurs livres simultanés ?)

 

Ch. P.  

– Encore une fois : découverte très tardive, pratique très sporadique, connaissance très lacunaire. J’ai été enthousiasmé par quelques textes, comme le Paysage lacustre avec Pocahontas. Et été, comme j’ai dit, très intéressé par les écrits théoriques (Calculs). Mais je n’ai rien creusé, ni complété (je le regrette bien, croyez-le). Sans doute parce que trop pris, dans les années où cela aurait été utile et possible (entre 1992 et aujourd’hui), par le travail sur mes propres livres, d’une part ; et, d’autre part, par mon attention à ce qui apparaissait d’un peu neuf en France dans le domaine poétique.

 

13 septembre 2009, inédit (Pour un volume collectif sur l'œuvre d'Arno Schmidt).

 

Christian Prigent, dans SILO, sur le site des éditions P. O. L

Les œuvres d'Arno Schmidt (1914-1979) ont été traduites en français chez Christian Bourgois et aux éditions Tristram.

 

02/02/2015

Christian Prigent, Grand-mère Quéquette

 

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                                   éloge du cochon

 

   Après les enfants, on distingue les bêtes, peintes en mur du fond au gras de fumée comme sur les parois d’Altamira. Elles assurent bien, les bêtes de profil perdu en guirlandes queue leu leu tête bêche, le corps du décor. Prière à leurs pieds, pensée en ferveur : beau-doux animaux, que dire de vous ? Les mots, bien forcé, ont peu de recours face à vos atours privés de paroles. Bêtes, quand vous me faites peur d’être sans savoir même que vous êtes, ou quand, par dégoût d’être qui je suis comme imprécision parmi créatures ou œil d’inquiétude à fleur du bouillon placide des textures, j’aspire à penser pas plus que vous-mêmes angéliquement en poils de slip isothermique, bêtes, quand je vous aime de rien dire de mal puisque dites rien et d’aller vers rien puisque toujours là à l’endroit prévu dès même le début d’avant les débuts, bêtes, quand je jalouse vos inclinations de végétation en toute insolence dans l’indifférence, bêtes, quand par prudence, ou dol, ou pétoche, j’ai de la tendance à du réticent en intelligence, bêtes, quand je m’active à aimer sommeil d’abrutissement en cul de bouteille, consommation d’hontes, festin de caca au moins en virtuel, croupi en pipi de pure idiotie, stage en bouillasson jusqu’à la tignasse, appétit de soupe faite de crottes de biques, boufftance de bouillie de refrains dingos et glapis tordus en parler gaga — bêtes vous me montez sans cesse à la tête et j’aime le trou que cette pensée douce d’ébriété fait dans la fatigue qui rend mon cerveau à force de fuites en complexités démantibulées par des anxiétés plus mou que cervelles. Bêtes, merci de tuer au moins quand je dors tout parler en accent humain. Bêtes, merci d’abattre à ras des gadoues l’instinct de ciel vide qui énerve ma tête.

 

Christian Prigent, Grand-mère Quéquette, P. O. L, 2003, p. 139-140.

15/12/2014

Christian Prigent, La langue et ses monstres : recension

Christian Prigent, La langue et ses monstres, essai, théorie, écriture, réalité, idéologie

 

   Il est réconfortant de constater que la littérature, la poésie suscitent toujours des études théoriques de la part des poètes (et non des moindres) : Nathalie Quintane (Les années 10, La Fabrique), bientôt, Philippe Beck (Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, en janvier 2015)(1), et Christian Prigent ; c'est dire que la nécessité de la théorisation est bien vivante ! La nouvelle édition de La Langue et ses monstres poursuit un travail de lecture et de réflexion ancien ; sorti en 1989, le livre réunissait 11 essais écrits entre 1975 et 1991, 8 s'ajoutent aujourd'hui consacrés à des "monstres" vivants (Éric Clémens, Bernard Noël, Jude Stéfan) ou non (Artaud, Jouve, Pasolini, Ponge, Tarkos). Parallèlement aux livres de poésie et de fiction, Prigent a régulièrement publié des essais sur des poètes (par exemple, Denis Roche, en 1975) et sur des peintres, et l'on peut aussi lire de nombreux textes théoriques, réunis sous le titre silo, sur le site des éditions P.O.L.

   La langue et ses monstres, ce sont des travaux pratiques qui prennent pour objet une œuvre, un recueil ou, plus rarement, un poème : points de départ pour analyser comment tel poète travaille la langue — et la singularité de ce travail fait de chacun de ces poètes un "monstre". Le livre s'ouvre sur un avertissement qui donne un mode d'emploi : la lecture à partir de ses « préoccupations d'écrivain » a conduit Prigent à des questions qui s'enchaînent ; la première devrait être au centre de toute lecture, « de quoi parlent ces œuvres qui nous mènent « au bord de limites où toute compréhension se décompose ? » [Bataille] » (9), et il s'agit par le « déchiffrement » de leurs intentions de « mieux évaluer ce dont on parle en fait quand on parle de littérature » (9). Tâche nécessaire, hygiénique.

   Le livre s'ouvre avec un essai sur Gertrude Stein au titre provocateur, "Nous ne savons pas lire" ; Stein oblige à abandonner ce à quoi le lecteur a été formé, la lecture qui cherche un/le sens et construit vaille que vaille un récit. Le refus d'exprimer quelque chose selon un ordre, quel qu'il soit, ne permet pas au lecteur d'intégrer dans un cadre familier les « infimes mouvements de syntaxe, sans axe, sans progression linéaire » (19) qui sont un des caractères de l'écriture de Stein   — les repères sont mêlés, après une digression le propos principal est oublié, les répétitions abondent, etc. Comme l'écrit Stein, « Ce qui est intéressant, c'est quand il ne se passe rien. » (cité p. 29) La question essentielle de la lecture — de la lisibilité — est à nouveau abordée dans la dernière étude, qui concerne Christophe Tarkos ; lui et d'autres, apparus autour de 1995, « forc[...]ent à réapprendre à lire. » (298) Rien ne semble pourtant gêner la lecture, en déranger les habitudes : une syntaxe simple, un vocabulaire courant. Mais l'évidence des énoncés, sous la forme de descriptions, listes, etc., n'est qu'apparente ; Prigent analyse la manière dont Tarkos « vide la capacité de signifiance des énoncés mobilisés. » (305) ; restent le « mouvement de l'écriture » (302), l'engendrement d'« une matière verbale traitable en tant que telle » (303).

   On aurait pu retenir d'autres essais ; ainsi Prigent conclut à propos de Novarina, « La langue qui s'écrit est [...] moins une langue que l'engendrement d'une langue ; c'est une dynamique qui fait sens, non ses produits. » (160-161) C'est toujours la question de la lisibilité de la littérature qui est posée — on ne peut que renvoyer à d'autres réflexions sur ce sujet(2). Mais puisque la lecture, d'une manière ou d'une autre, est freinée, déçue, c'est évidemment la relation de l'écrit aux choses, au réel qui est au centre de ces textes. Lire les "monstres" (et les analyses qui les concernent aident à le faire), c'est comprendre qu'à l'opacité du monde répond une obscurité analogue dans la littérature. Tous les discours qui enveloppent le quotidien de chacun, comme toutes les images qui l'envahissent, construisent une représentation fausse de la réalité. C'est là la grande illusion : la réalité apparaît stable, ordonnée, pleine, faite de blocs signifiants, de lieux communs acceptés quels que soient les sujets abordés. En un mot, lisible.

   Cette lisibilité enferme dans des schémas convenus et triomphe, à peu de choses près, dans ce qui est donné dans la société comme littérature — le modèle de la lisibilité étant l'explication de texte à l'école qui réduit la poésie au (néo)lyrisme ou à un formalisme de bon ton (les contraintes oulipiennes). Le refus dans l'écriture de la représentation toujours déjà symbolisée de la vie écarte plus ou moins fortement — voir Rimbaud mythologisé. Que font Stein, Tarkos, Novarina et les autres ? Ils partent du fait que la réalité est un chaos, et qu'il est impossible de restituer, sinon par des effets de réel, quelque chose de l'expérience singulière de la vie ; un livre n'est pas, n'est jamais la vie diverse, bigarrée, plurielle, mélange continu, mouvement incessant : passage.

   Rien ne s'écrit qu'on puisse désigner par "poésie", "littérature", qui ne tente pas de mettre à mal l'unicité des représentations dominantes, et pour ce faire il s'agit bien de « trouver une "langue" dans laquelle la tension est le plus méticuleusement possible maintenue entre le désastre du sens et la constitution des représentations sensées. » (267). Cette langue, même maternelle, devient quelque peu étrangère, comme celle de Novarina « au bord de l'idiolecte » (151),  de Maïakovski avec sa «  violente gutturalisation » (56), d'Artaud avec ses « glossolalies » (198), etc. Pour cela, La Langue et ses monstres est aujourd'hui un de ces livres nécessaires qui analyse clairement en quoi la littérature est toujours politique, c'est-à-dire a à voir avec la vie de la cité.

 
Christian Prigent, La langue et ses monstres, P. O. L, 2014, 320 p., 21, 90 €.

Recension parue sur Sitaudis le 11 décembre 2014

  

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1. Philippe Beck prépare également un autre essai, Qu'est-ce que la poésie ?, à paraître dans la collection Folio de Gallimard.

2. B. Gorrillot, A. Lescart (dir.), L'illisibilité en questions, avec M. Deguy, J-M Gleize, C. Prigent, N. Quintane, Septentrion, 2014.

 

13/06/2014

Christian Prigent, Journal de l'œuvide

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Poème

 

en fœtus

            dans une pho

tôt dans une

             dans le faux

dans le dos quand on retourne la photo

montant

             tant que mon temps sentant

             tassant

             sentant l'envie dans son dos la voyant

en photo

agrafée en photo dégrafée dans son dos

             et si j'écris j'aggrave l'accroc

le faux

              l'envie qu'on a dans la photo

la vie fosse la vie

fausse

trop tôt et trop tordue

                             ce qui vient dans mon dos

montrant

              l'odeur dans une photo de femme

l'effet d'un cul

                     dans une photo

                      et si j'écris on voit le dos

l'accroc

              montrant dans une photo un cul

ce n'est pas vrai

               de femme de paille plus haut

                qui saille plus beau

dans le faux

                 et vers la queue

                 « ce n'est pas que »

 

Christian Prigent, Journal de l'œuvide, Carte Blanche,

1984, p. 51-52.